AGOSTINO TULUMELLO
Agostino Tulumello, Le temps d’une oeuvre
Quand j’ai connu Agostani tulumello à Liege, à la fin des annèes
80. il sortati de l’Acadèmie des Beaux-Arts et travaillait sur le
temps, le temps de toujours comme il ècrivait sur chacune de ses
pièces.Parallèlement (en mème temps),il ètait confrontè dans sa
vie quotidienne au temps extrèmement règlè du travail en usine,dont
il ne parlait guère.
Je garde le souvenir d’une des dernières toiles qu’il a faites en
Belgique,avant de retourner en Sicile. Une oeuvre compacte où domine le
bleu.Un bleu intense et sombre,profound comme un mystère.Son travail de
cette époque reposait sur l’utilisation de trios couleurs de base,le
bleu,le rouge.le jaune,indèfiniment reprises à l’ètat pur.Mais
cette fois,c’ètait le bleu qui donnait son fond à la toile.Par
dessus,il avait alignè une sèrie de traits jaunes.Il disait que dans
ces lignes de longueurs inègales,qui finissaient par quadriller la
toile ,il avait ècrit,avec toute la minutie et la force d’abstraction
don’t il est capable,les mots:<< tempo di sempre>>.Mais
ces mots ètaient illisibles,comme c’ètait le plus souvent le cas;il
fallait le croire<<sur peinture>>,comme on dit<<
croire sur parole>>.A peu près à mi-hauteur du tableau,il avait
peint en symètrie deux rectangles; Noirs,de matièr èpaisse.Il
y avait impose,eu jaune et rouge,l’empreinte de ses mains: la paume et
les doigts,d’où se dètachaient les pouces vers la bas.Mains
caleuses.Mains offertes.Je ne sais pas quelle signification il accordait
à ce geste,accompli au moment oùs’achevait sa vie d’usine.C’ètaient
les memes mais qui peignaient et qui travaillaient en usine.Mais celles
du peintre ètaient libres d’imposer leur prope parcours,d’afficher
leur marquee personnelle.
Moi qui avais parfois du mal à suivre Tulumello dans ses abstractions,ce
tableau m’avait particulièrement èmu,à cause de ce geste
autobiographique,où le corps acceptait enfin de livrer quelque chose,une
trace delui-mème,dans un travail de bènèdictin où primaient jusque
là l’idèe,le projet.
De béné dictin,disais-je,à défaut de trouver un equivalent laic à
ce labour de sainte patience.
Mais il y avait en vérité une dimension ascétique aux contraintes qu’il
s’imposait alors et don’t je soupçonne qu’elles n’ont guère
varié,quinze ans plus tard.Presque clandestinement,sur la table de sa
cuisine,il manifestait sans désemparer sa volontè de decliner jour
après jour dans son oeuvre de peintre de toujours.La partie la plus
impressionnante de son travail était constituée de gros rouleaux de
papier pouvant atteindre,quand on trouvait assez d’espace pour les
dérouler,plusieurs dizaines de metres de long.Je ne sais plus,car ma
mémoire est infidèle,quelles formes exactes prenaient ces
compositions.J’ai le souvenir de m’étre dit,en les découvrant:<<
Quelle folie>>.
Il y avait en effet un caractère obsessionnel dans ces oeuvres à la
structure minimaliste et repetitive où les parameters de couleurs et de
formes prèalablement determines ouvraient la voie de variations
infinies.Moi-mème j’ècoutais beaucoup à l’èpoque les oeuvres du
compositeur amèricain Philip glass,en particulier son opera Einstein on
the beach,don’t Robert Wilson avait assure une mise en scène
historique,qui avait frappe les esprits par sa rigueur,sa longueur,sa
lenteur,par l’infini deployment de sa beautè plastique,ou encore The
photographer,disque vinyle sur la pochette duquel figurait une des
sequences photographique de Muybridge dècomposant par une d’instantanès
le movement d’un home en train de courir.S’il est toujours un peu
abusive de comparer des arts entre eux car on prend ainsi le risqué de
nègliger la spècificitè de leurs langages,on peut au moins souligner
la similitude d’une intention,la proximitè d’une inscription
historique.A une époque où le regard sociologique et politique portè
sur l’art mettait vigoureusement en cause,et à bon droit,son
fonctionnement institutionnel et son instrumentalisation marchande,certains,comme
Philip Glass ou Tulumello,exploraient plutòt les possibilitè rituelles
de leur discipline,à traver une sèrie d’agencements de formes qui
constituaient autant d’exercices spirituels propres à concrètiser la
dimension sacrèe de leur vision du monde_un sacrè qui ne s’embarrasse
pas forcèment de religiositè. Dèvider les rouleaux composes par
Tulumello,c’ètait un peu comme faire tourner un Moulin à prière,non
pour en appeler à un dieu,mais pour mieux affirmer notre presence au
monde,pour adhèrer advantage à la succession des instants,pour attiser
notre conscience d’un temps qui nuus constitye au fur et mesure qu’il
se dèrobe.C’est autre maniére de gripper la machine sociale,qui à
sa proper valeur subversive,autre,mais pas moins intèressante que celle
qui est amenèe par la perspective sociologique.
Aujourd’hui,une quinzaine d’anne plus tard,je dècouvre le
nouveau cours suivi par les reflexions de l’artiste,qui se
concrètisent par l’elaboration de partitions colorèes se regroupant
parfois en cahiers.Entretemps,je n’aurai pu voir,à travers quelques
catalogues,que d’infimes traces de son travail en Sicile,Durant ses
annèes d’èloignement:je songe en particulier à un assemblage de
feuilles suspendues à un fil,d’une lègèretè aèrienne,Presque
dansante.Aujourd’hui,je rètrouve l’homme aussi.Je lui demande s’il
perçoit le temps diffèremment,entre la Sicile et la Belgique.Il me
rèpond que chez lui,le temps est plus lumineux.Ici (nous sommes à
Liege quand il me parle),c’est un temps plus spiritual à cause de l’ombre.Je
ne comprends pas bien ce qu’il me dit.Je devine.Je regarde.
Les partition me semblent une suite naturelle de son travail.Si la
musique est art du temps et la peinture,art de l’espace,la partition
permet à l’èvidence de conjuguer les deux.Elle s’offre d’abord
dans sa globalitè plastique,rythme,couleurs,intensitè,repartition des
masses sur la portèe,puis,si l’on s’approche,on peut observer les
modulations des signes qui s’y alignment,alphabet imaginaire que
Tulumello dèfinit pour chacune de ses oeuvres.On pense èvidemment aux
Voyelles de Rimbaud:
A noir,E blanc,I rouge,U vert,O bleu: voyellea
Je dirai quelque jour vos naissances latentes
Les <<voyelles>> qu’utilise Tulumello sont en l’occurrence
de petits glyphs se distinguant l’un de l’autre par leur couleur et
par leur forme.Comme le poète,l’artiste leur attribute arbitrairement
une valence nouvelle,qu’il ne dèvoile pas cependant.Son proper
arbitraire redouble ainsi l’arbitraire du langage commun pour propose
rune langue qui n’appartiendra qu’à lui et don’t la coherence ne
vaudra que par l’application rigoureuse des règles qu’il a lui meme
èdictèes.En ce sens,ses ouvres peuvent étre perçues comme des
machines poètiques autorègulèes et autossuffisantes.
Par son caractère fermè sur soi-mème,une telle demarche a de quoi
effrayer de prime abord.
Elle semole en effet confiner au solipsisme,à une subjectivitè
tellement absolue qu’elle en deviendrait incommunicable.C’est
pourtant l’inverse qui se produit,car en mème temps qu’il nous
livre sa musique intèrieure,ce copiste du temps qu’incarne Tulumello
nous donne,sinon les clefs du moins les formes,les structures d’un
langage qu’il nous est loisible d’utiliser à notre tour pour faire
entendre notre propre voix,notre rythme le plus intime.C’est là que
rèsident la force de l’oeuvre et sa beautè et sa beautè:dans la
libertè qu’elle met en action.
18 janvier 2003